que « quelque chose ne tourne pas rond », parce qu'on voudrait déplacer les montagnes ou faire passer un éléphant dans le chat d'une aiguille. L'écriture devient alors à la fois un enracinement, un appel dans la nuit et une oreille tendu vers l'horizon »? (2012, p. 132). À titre illustratif, il y a Jean-Paul Sartre et Albert Camus, deux philosophes français qui ont écrit des romans et des pièces de théâtre tous marqués par leurs réflexions philosophiques et politiques. « L' « Absurde » [par exemple] est une notion philosophique exprimée dans Le mythe de Sisyphe (1942) par Camus, et conceptualisée par Sartre dans L'être et le néant (1943) » (Aubert, 2002, p. 1). Respectivement dans les romans L'étranger (1942) et La nausée (1938), ces deux écrivains philosophes mettent en scène l'absurdité de l'existence. D'autres écrivains, à défaut de commettre des essais philosophiques pour par la suite les illustrer dans des oeuvres de fiction, se sont contentés de produire, à dessein ou non, des récits qui semblent explicatifs de la pensée de certains auteurs. Les Nourritures terrestres (1897) de l'écrivain français André Gide se présente comme un « récital », imprégné d'un parfum d'empirisme, reprenant en échos les aphorismes de Friedrich Nietzsche dans Ainsi Parlait Zarathoustra. C'est aussi le cas de l'écrivain congolais Daniel Biyaoula dont le roman L'Impasse s'inscrit dans le sillage des réflexions postcoloniales de Franz Fanon, notamment dans Peau noire, masques. À ce sujet, quel est l'axe de pertinence postcoloniale qui constitue l'essentiel de la théorie fanonienne dans l'ouvrage précédemment mentionné? En quoi est-ce que Daniel Biyaoula s'y rapproche à travers son oeuvre susévoquée? La présente réflexion est une lecture de L'Impasse de Daniel Biyaoula à l'aune de la théorie que Franz Fanon développe dans son essai Peau noire, masques blancs. Il est question pour nous d'interroger le roman de l'auteur congolais afin de mettre en exergue les éléments qui le rapprochent de Fanon ou l'influence que les idées du psychiatre martiniquais, aurait exercé sur son écriture. # II. La Déconstruction du Préjugé de Race À la lumière de l'analyse psychologique, Fanon, dans Peau noire, masques blancs 3 l'Occident, à travers une savante entreprise dite de civilisation, a réussi à faire comprendre au Noir qu'il n'existe qu'un seul et unique destin, lequel destin est blanc. Hors de là, aucune existence, aucun rêve réalisable, aucune condition humaine envisageable (1952, p. 32). L'ambition de l'auteur, nourrie à la source des réalités sociales et économiques qui sont à la base du complexe d'infériorité dont souffre le Noir, est de désaliéné celui-ci. Il s'agit ainsi d'un véritable travail de destruction de ce que l'auteur appelle techniquement « complexus psycho-existentiel » qui jouit d'une certaine prise en masse « du fait de la mise en présence des races blanche et noire » (p. 33). Cet édifice complexuel met à mal toute idée de relation harmonieuse ou universelle entre l'homme noir et l'homme blanc. Celui-là victime, l'autre bourreau. Le Noir a intériorisé ou mieux « épidermisé » le complexe d'infériorité auquel l'a voué l'Occident. Les peuples blancs ont également légitimé les attributs mythiques autour desquels on a construit l'image du noir: « le nègre esclave de son infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité, se comportent tous deux selon une ligne d'orientation névrotique » (p. 73). La désaliénation est donc valable pour les deux races. Si l'une s'est aliénée en se postulant dans le rôle de race inférieure qu'on a bien voulu qu'elle joue, l'autre a entravé l'idéal d'humaniste en se positionnant en magistère du destin de la communauté humaine. Des propos du professeur Westerman, précédemment cités par Fanon, il transparaît qu'il y a chez le Noir un complexe d'infériorité que ce dernier s'évertue à dompter en endossant, entre autres, des habits qui lui donnent le sentiment de se forger un piédestal culturel par lequel il parvient à se hisser à la hauteur du monde blanc. Fanon parle d'un édifice complexuel savamment construit depuis la Traite négrière, en passant par la colonisation, qui, jusqu'aujourd' hui, en tout temps, en tout lieu, affecte le comportement du Noir. Celui-ci voit dans la culture occidentale, la référence voire le référentiel en termes d'idéal de vie et de conduite. Briller à travers les vêtements est aussi une manière de paraître civilisé, de se dépouiller du préjugé colonial d'homme primitif, à eux attribué par l'impérialisme, en vue de prétendre à une culture dont on a souvent martelé qu'elle fait défaut au monde noir. Briller serait inhérent à la mentalité postcoloniale: « En postcolonie, écrit A. Mbembe, la magnificence et le désir de briller ne sont donc pas le seul apanage de ceux qui commandent. L'envie d'être honoré, de briller et de festoyer est tout aussi présente chez les gens du communs » (2000, p. 183). Dès que l'occasion s'offre de manifester une certaine grandeur, la mobilisation est forte. En de telles circonstances, l'économie du vêtement, en termes d'achat des produits de qualité, participe du désir de majesté de tout un chacun. L'homme qui revient d'une ville européenne s'exhibe dans des habits qui l'auréolent de prestige aux yeux des autres. Ainsi se comprend l'attitude des compatriotes du héros de Daniel Biyaoula. À sa descente de l'avion, ses parents sont eux aussi déçus par sa tenue vestimentaire: « On dirait qu'ils ne sont pas très joyeux, très contents de me voir, qu'ils auraient aimé que je sois tout différent. Sur leur visage, il y a encore un certain dépit, comme une déception [?] C'est comme s'ils étaient gênés, qu'ils eussent eu honte de quelque chose » (I, 38). Tandis que ses compatriotes sont bien accueillis par leur leurs, pavanent à l'aéroport sous des satisfécits et des regards envieux, lui, il est sermonné pour avoir manqué de faire montre, sur le plan vestimentaire, de sa posture d'Africain vivant en France. Tout le monde est désagréablement surpris par son allure: « Hé ! toi! Tu ne viens pas de Paris, toi!»; « [?] tu dois être un clochard, toi! »; « Qu'est-ce que tu viens faire ici? D'où tu sors, toi?»; « T'as vu comme t'es fringué? paysan!» (I, 30). Revenir de Paris vêtu aussi simplement est une honte totale jetée sur la famille, laquelle a fondé sur son arrivée l'espoir de monter d'un cran dans l'estime des voisins au quartier. Le statut de Parisien dont dispose le personnage est censé conférer aussi un prestige considérable à sa famille. On lui fera comprendre qu'il est un parisien et qu'il se doit de le refléter dans son comportement. Là-dessus, son frère aîné attire son attention, l'amène aussitôt, bien qu'il s'obstine à ne pas se livrer à un étalage vaniteux, dans un prêt-à-porter où il lui achète quelques costumes, avant leur descente à la cour de la concession familiale où presque tout le quartier est réuni pour la circonstance: il me demande si je n'ai pas d'autres habits que ceux que je porte, si je n'ai pas de costume [?] que je suis un Parisien, que le Parisien à une image à défendre, que pour eux, les gens de ma famille, ce sera la honte insoluble qu'il y ait parmi eux un Parisien qui ne ressemble pas à un Parisien, que je ne l'ai peut-être pas remarqué à l'aéroport combien ils ont été peu enthousiastes en voyant comme je suis alors qu'autour de nous les autres Parisiens faisaient honneur au pays d'où ils venaient ainsi qu'à leur famille [?] Il me rétorque, que je le veuille ou non, que pour les gens je suis parisien puisque je vis en France, qu'il ne pas être la risée des gens, de ses amis, de la ville à cause de moi, que j'ignore comment ça se passe à Brazza, qu'en tout cas les gens, ils ont la dent dure sur l'image qu'on leur présente, que, si je ne veux pas qu'on montre notre famille du doigt, il faut que je remédie le plus vite possible à cette honte potentielle, que ce que je veux ou ne veux pas compte pour peu de choses, pour très peu de choses, qu'il n'a pas envie d'être critiqué dans toute la ville, qu'il est très connu, qu'il ne me dit pas ça pour me contrarier ni pour le plaisir de me faire des reproches, mais pour éviter la honte à tout le monde (I, 39-40). Tout ce passage établit une vérité factuelle: être Parisien, représente la réussite, la noblesse, c'est comme si le simple fait d'habiter à Paris, entendons par là en Europe, faisait de vous quelqu'un d'important, d'influent, qui a un travail exceptionnel, lucratif. Les flux migratoires africains en direction de l'Occident en général sont en partie nourris par l'idée d'un eldorado où l'enrichissement et la vie merveilleuse sont à portée de main. Combien sont-ils, qui, ayant passé un séjour en Europe, en reviennent transformés, affichant à qui mieux mieux une attitude qui frise parfois le ridicule. Il y en a même qui ponctue leur langage des propos amphigouriques, des hésitations, des « euh » et des « beuh » dans l'illusion d'ennoblir leur accent pour marquer leur appartenance à une certaine classe plus proche de l'hexagone; et se démarquer au même moment des compatriotes dont l'expression leur semble tout à coup paysanne, vulgaire, populacière, « avec un accent de rustre, un accent brutal, sec et heurté » (A. Mabanckou, 1998, p. 63), loin du français de France. Le désir de se démarquer et de se rapprocher du Blanc prend des proportions qui atteignent parfois la transformation du physique. Aux dires du sujet-narrant de Bleu Blanc Rouge, l'image que l'Africain se fait des Parisiens est celle des « hommes vrais, joufflus, à la peau claire et à l'allure élégante » (A. Mabanckou, Idem, p. 39). # IV. La Dénégrification ou Blanchir à Tout Prix Depuis quelques années, des laboratoires ont projeté de découvrir un sérum de dénégrification; des laboratoires, le plus sérieusement du monde, ont rincé leurs éprouvettes, réglé leur balance et entamé des recherches qui permettront aux malheureux nègres de se blanchir, et ainsi de ne plus supporter le poids de cette malédiction corporelle (p. 120). La caractérisation du Noir, depuis sa rencontre avec l'Occident, est, en tout point, animalisante et diabolisante. La race noire passe pour une race maudite, plus proche du malheur, de l'opprobre, du diable : « Dans l'inconscient collectif de l'homo occidentalis, le nègre, ou si l'on préfère, la couleur noire, symbolise le mal, le pêché, la misère, la mort, la guerre, la famine. Tous les oiseaux de proie sont noirs» (F. Fanon, 1952, p. 190). De tels qualificatifs ont eu des effets psychiques se traduisant chez le Noir par une négation de son propre corps: Dans le monde blanc, l'homme de couleur rencontre des difficultés dans l'élaboration de son schéma corporel. La connaissance du corps est une activité uniquement négatrice. C'est une connaissance en troisième personne. Tout autour du corps règne une atmosphère d'incertitude certaine (F. Fanon, 1952: 119). Qu'on en soit aujourd'hui encore à parler du blanchissement, de la dépigmentation volontaire ou artificielle de la peau chez les Noirs, avec le constat même d'une accentuation du phénomène et les industries spécialisées dans les cosmétiques pour peaux fortement pigmentées, prouve que le problème demeure. Pour certains, la peau noire est toujours une tâche à gommer, à faire disparaitre. Les causes seraient plus profondes que la simple recherche esthétique. Cette dernière n'étant que la partie visible de l'iceberg dont le colonialisme est l'aspect invisible mais le plus important, avec ses effets/méfaits sur le psychisme des victimes. Ainsi, le mis en cause est le traumatisme postcolonial. En effet, Pour F. Ezembe, psychologue à Paris spécialisé dans la psychologie des communautés africaines: Cette attitude des noires par rapport à la couleur de leur peau, procède d'un profond traumatisme post-colonial. Le blanc, symbolisé par sa carnation, reste inconsciemment un modèle supérieur. Pas étonnant dans ces conditions qu'un teint clair s'inscrive effectivement comme un puissant critère de valeur dans la majeure partie des sociétés africaines. D'ailleurs, ce sont les pays aux passés coloniaux les plus brutaux qui affichent le plus une attirance pour les peaux claires. Dans les deux actuels Congo, même les hommes s'y mettent et travaillent, comme leurs compagnes, à parfaire leur teint. Il faut même rajouter à cela, l'influence majeure du christianisme en Afrique. La représentation exclusivement blanche des grandes figures de la bible a forcément affecté les peuples noirs dans leur inconscient. Cette idée est renforcée par l'allégorie des couleurs dans l'univers chrétien, basée sur des oppositions entre le clair et l'obscur, les ténèbres et les cieux, où le noir s'oppose toujours à la pureté du blanc. Ce phénomène est si profond qu'il va même plus loin que le simple blanchiment de la peau. On remarque beaucoup de femmes africaines qui se défrisent les cheveux, qui portent des perruques pour avoir les cheveux lisses comme les occidentaux. Le complexe est là. C'est un peu facile de dire qu'un noir qui se teint les cheveux en blond n'ait agi que par une simple mode. Ce qu'il y a, c'est que les africains n'assument pas des attitudes qui sont souvent inconscientes. Toutes les sociétés noires subissent le joug d'un culte de la blancheur. Les Africains ne se sont pas affranchis d'un poids colonial qui pèse de tout son poids sur leur propre identité » 6 6 En ligne (voir bibliographie). . C'est dire que dans l'inconscient du Noir, la couleur noire est négative. Le Noir qui veut être supérieur a tendance à se blanchir. Il faut noter que l'éclaircissement de la peau a été découvert de façon fortuite dans les années 50 aux États-Unis, avec le potentiel éclaircissant de l'hydroquinone sur des ouvriers à peau dite noire travaillant dans une usine de caoutchouc. Dès lors, la dépigmentation volontaire commence à se développer dans les années 60 et 70. Historiquement, la pratique de la dépigmentation volontaire prend son essor en Afrique du Sud. Les marchés anglophones africains constituent la destination initiale des produits (descriptions dès 1961 en Afrique du Sud et dès le début des années 70 au Sénégal). Le phénomène s'est rapidement répandu en Afrique subsaharienne à partir des années 80. Une pratique ancrée dans les mentalités depuis le XVIIe siècle avec la colonisation. En ce temps, la peau noire était perçue comme une malédiction. Dans le but de les dominer, les colons ont inculqué aux noirs le complexe de la peau claire. Cette idée reçue serait la principale cause de la dépigmentation. Tout comme Fanon y voit le désir de conjurer une malédiction corporelle et ainsi se rapprocher inconsciemment d'un idéal de beauté blanc, Daniel Bayaoula le décrit caricaturalement dans L'impasse. Le roman narre des univers africain et européen où les Noirs ont tous la peau délavée, peinturlurée, pour reprendre les mots du héros-narrateur. Sa mère, ses frères, ses soeurs, ses nièces, ses cousins et cousines, des Africains vivant comme lui en Europe, ses compatriotes aussi immigrées, tout le monde pratique l'éclaircissement artificiel de la peau. Un reportage y relatif montre qu'il s'agit d'un vrai phénomène en Afrique et que les hommes et les femmes s'y donnent délibérément (I, 178-179). D'après le héros, cette dénaturation est révélatrice d'un complexe qui trouve que la peau du Blanc est mieux que la peau noire (I, 199). D'ailleurs, l'extrême noirceur du héros suscite la raillerie, l'indignation, le mépris voire le rejet auprès de sa famille et de ses semblables. Dès l'aéroport, les autres Noirs qui vont en vacances comme lui, sont sidérés par cette noirceur d'un autre genre: -vous avez vu comme il est noir !? D'où il peut venir pour être si noir? Vrai, il n'est à la page! [?] -Pour celui-ci, je crois que les carottes sont cuites! il n'arrivera jamais à avoir un teint comme le nôtre ! Noir comme il est, il lui faudrait des wagons de produits pour qu'il s'éclaircisse un peu! On dirait du goudron! (I, 14-15). Il est clair que ces protagonistes qui s'offusquent de la noirceur excessive du personnage principal sont transformés, ils ont intentionnellement modifié leur teint par l'application de substances qui éclaircissent la peau. Enthousiasmés par ce nouveau physique, ils sont impatients d'arriver en Afrique pour enfin porter en sautoir, étaler leur francité, leur européanité qu'ils vivent jusque dans/sur la peau. Leur débarquement, plus que des vacances, est une mise en lumière, en vitrine, une exhibition, une exposition de leur nouvelle identité occidentalisée, laquelle aura été obtenue à base de produits caustiques, des cosmétiques à l'hydroquinone, aux corticoïdes, aux produits qui blanchissent la « peau en « moins de quarante-huit heures chrono » (Mabanckou, 2016, p. 292). Le héros se nomme Joseph Gakatuka. Mais durant son enfance et son adolescence, ses proches l'ont affublé du sobriquet de « Charbon », de « Kala », du fait de sa noirceur: Dès ma tendre enfance j'ai porté en mon dedans des tas et des tas de meurtrissures [?] Quand on a vécu ce que j'ai connu, quand on n'a jamais cessé de vous appeler Kala, « Le Charbon », pour vous dire combien elle est sombre, votre peau, ça ouvre en vous un précipice infini. Vous voyez tout à travers votre noirceur. Lugubre que vous devenez. Vous n'avez plus goût à rien. Vous tissez dans votre tête des toiles de toute sorte. Vous y construisez des labyrinthes d'où vous ne parvenez plus à sortir. Où que vous allez; vous avez le sentiment de ne plus être à votre place. Vous vous sentez nul, quoi! C'est ce qui m'est arrivé. Mal aimé, plutôt, pas aimé du tout, indésirable, c'est comme ça que j'étais chez moi, dans ma famille. C'est ma mère qui m'avait surnommé « Le Charbon ». Je ne me rappelle d'ailleurs pas qu'elle m'est jamais appelé autrement. Comme on est toujours à l'affût de toute occasion pour savourer sa mauvaiseté et en jouir, mes frères, mes soeurs, la plupart des gens de ma famille l'imitaient. « Le Charbon »! Je l'ai trainé tout au long de ma scolarité, ce sobriquet. Une souffrance. Mais trois ou quatre ans plus tôt, elles se sont refermées, mes plaies. Enfin, je crois (I, 18-19). On voit dans cette révélation un homme qui s'est longtemps mal senti dans sa peau. Son immigration prolongée est peut-être pour lui une façon de s'affranchir de l'ostracisme subi au sein de sa propre famille. Ce n'est qu'après quinze ans qu'il rend visite à cette famille au milieu de laquelle il s'est senti exclu. D'hésitations en hésitations, c'est finalement sous le conseil et même la pression de sa compagne française qu'il se décide, non de gaité de coeur, à faire une descente en Afrique. Son séjour réveillera ses vieux démons qui vont irréversiblement l'entrainé vers des obsessions et des phobies d'ordre identitaire. V. Ni Blanc ni Noir: La Névrose Identitaire Très tôt, Fanon a compris la nécessité de transcender ce qu'H. K. Bhabha appelle « les mythes narcissiques de la négritude ou de la suprématie blanche » (2007, p. 85). Lorsqu'il écrit, « Le nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc » (F. Fanon, 1952, p.187), il remet en cause les traditionnelles oppositions coloniales Noir/Blanc, Soi/Autre, desquelles découlent le plus souvent des conflits ethno-raciaux et des contrediscours improductifs. Pour avoir longtemps été (et même encore aujourd'hui d'une certaine manière) infériorisé, dévalorisé voire anéanti, le Noir s'est malheureusement laissé prendre au point de croire aux divergences établies par le Blanc. Et la réaction induite se décline en deux attitudes possibles: soit le nègre s'assimile au Blanc en imitant les modèles culturels de ce dernier, soit il se renferme dans une valorisation offensive de sa propre race. Ainsi s'explique par exemple le mouvement de la négritude qui se traduit par la remise en question des valeurs des sociétés occidentales, la protestation contre la politique d'assimilation française et occidentale, l'affirmation de la valeur des cultures noires, la volonté d'obtenir une reconnaissance officielle et véritable des civilisations noires (valeurs culturelles, historiques et spirituelles). Or, selon Fanon, l'une ou l'autre attitude réactionnelle est à proscrire. Pas plus qu'il n'y a de Noir, il n'y a non plus de Blanc. Le but étant de cheminer vers un monde où Blancs et Noirs puissent enfin se reconnaître par la médiation d'une commune entreprise (F. Fanon, 1952, p. 233) Si les autres protagonistes noirs de l'oeuvre croient imiter le Blanc en arborant des tenues voyantes, scintillantes ou en se dépigmentant la peau, le héros par contre est un obsédé des valeurs noires. Tandis qu'il s'affirme noir et fier de l'être, les autres Africains, ses compatriotes usent d'artifices comportementaux, vestimentaires et cosmétiques pour devenir blanc. Ce comportement mimétique et burlesque des semblables du narrateur contrarie ce dernier au point de l'amener à développer une névrose traumatique, obsessionnelle et hystérique de l'identité. Il se jette dans une quête malheureuse, désespérée du sens de l'identité noire. Sa recherche est d'autant plus perdue qu'il bute contre l'incompréhension de ses congénères aux yeux de qui il n'est qu'un « enflammé du cerveau », un « Fou de l'âme noire » (I, 198). Le qualificatif d'« enflammé du cerveau» prend tout son sens au regard de l'irritation qui est la sienne à chaque fois qu'il rencontre un Africain qui s'aliène selon lui ou un Blanc dont le regard lui semble raciste. Le roman est parsemé d'expressions coléreuses employées par le narrateur pour traduire la rage qui bouillonne en lui dès lors qu'il fait face à un semblable altéré ou à un Blanc raciste ou non. Hargne, haine, maux de tête, céphalées, haut-le-coeur, effroi, folie, explosion, mépris, vertige, etc., telles sont les émotions ressenties par ce héros dans un environnement où il perçoit dans tout geste soit de l'assimilation pour ce qui est de ses frères africains, soit du rejet pour ce qui est des Blancs. Il parle de « négation de la couleur », (I, 197), du « néant de la race noire » (I, 197) et affirme que chaque Africain « doit porter le poids d'être noir » (I, 198). C'est un esprit torturé par l'identité et la race noires. Incompris, il finit par se distancer des autres: Que de discours théorique sur l'Afrique ! que des visions fantasques, extravagantes qu'ils ont sur notre réalité, mes compatriotes ou mes amis africains ! Je m'en suis convaincu. Et j'en souffre vraiment. Si bien que j'évite de plus en plus leur compagnie (I, 206). Même la pauvre et innocente Sabine, son amoureuse devient l'exutoire de sa colère, « Une représentante, un spécimen de la race blanche » et de sa prétendue supériorité. Leur amour va s'étioler à cause des obsessions de Joseph sur la réalité, l'identité et la souffrance historique des noires. Des banalités, des histoires du quotidien deviennent à ses yeux la preuve de la haine des Blancs contre les Noirs. Au final, il se renferme sur lui-même, passe un séjour dans un hôpital psychiatrique, consulte un psychologue. Et malheureusement, en dépit de son changement apparent, il reste habité par ses démons intérieurs. Le comportement du personnage de Biyaoula est typique des constatations de F. Fanon: Le Noir évolué, esclave du mythe nègre, spontané, cosmique, sent à un moment donné que sa race ne le comprend plus. Ou qu'il ne la comprend plus. Alors il s'en félicite et, développant cette différence, cette incompréhension, cette désharmonie, il y trouve le sens de sa véritable humanité. Ou plus rarement il veut être à son peuple. Et c'est la rage aux lèvres, le coeur au vertige, qu'il s'enfonce dans le grand trou noir. [?] cette attitude si absolument belle rejette l'actualité et l'avenir au nom d'un passé mystique (1952, p. 35). Joseph Gakatuka est un personnage atrabilaire, gagné par une profonde colère à l'égard des Blancs pour leur racisme et les Noirs pour leur auto-aliénation, leur mimétisme de l'homme blanc, leur imitation de la manière d'être des Blancs. Ses propos relèvent de la rhétorique des appartenances ou de « l'identité racine » -que critiquait Glissant, dans sa Poétique de la relation (1990), et qui puise, dans une nation ou un pays, sa définition d'une identité somme toute assez monolithique -, destinée à fonder la construction des sociétés postcoloniales sur le mythe de la pureté identitaire. Obnubilé par l'idée d'un authentique passé africain et d'une identité noire spécifique, le personnage de Biyaoula perd de vue l'idéal d'une relation interculturelle entre les peuples, au-delà des particularismes culturels. # VI. Conclusion Il est clair, au terme de cette réflexion, que le roman de Daniel Biyaoula fait échos aux idées de Franz Fanon. Dans Peau noire, masques blancs, ce psychiatre martiniquais, précurseur, entre autres précurseurs, du postcolonialisme, procède à la déconstruction du préjugé racial autant chez le colonisateur que chez le colonisé. Ce faisant, il dégage des attitudes telles que le observait qu'« Il est plus difficile de désagréger undescente d'avion, de faire savoir, vestimentairementpréjugé qu'un atome ».parlant, qu'ils vivent en Europe, en France, bref qu'ilsLe roman de Daniel Biyaoula aborde desontdes« Parisiens ».L'Habillementavantmanière illustrative, fictionnelle, bref idéologico-narrative,l'embarquementles attitudes du Noir face au Blanc, telles qu'elles ontété observées par Fanon. C'est le récit desmésaventures d'un anti-héros, c'est-à-dire unpersonnage noir africain aux prises avec les questionsd'identité qui le taraudent, surtout que ses congénèressemblent ne pas en avoir conscience et se comportenten négation d'eux-mêmes. En échos au constat deFanon, l'oeuvre de Biyaoula décrit des Noirs à Paris quiLe Noir de même que le Blanc doivent être libérés. « Toute libération unilatérale est imparfaite » (p. 33), martèle le psychiatre martiniquais. Elle serait incomplète dans la mesure où le but est d'en arriver « à rendre possible pour le Noir et le Blanc une saine rencontre » (p. 92), d'hâter l'avènement d'une société sans races ni préjugés, qui est, somme toute, le voeu de toutes les théories postcoloniales contemporaines. C'est ainsi que la Négritude apparait elle-même incomplète. Car, au-delà de la fierté affichée d'être Nègre, ou de se dresser « face à un monde blanc qui s'est arrogé le droit d'imposer sa civilisation prétendument éclairée à des barbares empêtrés dans les ténèbres de l'obscurantisme » (A. Mabanckou, 2012 p. 45), il faut atteindre, « assumer l'universalisme inhérent à la condition humaine » (F. Fanon, p. 31). Au-delà d'exalter la beauté ou l'âme noire, de glorifier les cultures africaines, de faire prévaloir une certaine authenticité, reste et demeure la question de la construction personnelle de nos sociétés, la problématique de la relation à l'autre. À ce moment, la Négritude ne serait pas un état, mais une se sont fabriqués des masques blancs. Derrière un tel réalisme saisissant, l'ambition est sans doute de désaliéner l'Africain au même titre que Franz Fanon. III. Les Débarqués de Paris ou les Personnages Altérés « Quel est le jeune qui n'ambitionne pas d'aller en France ? » O. Sembène (1962, p. 172-173). Aller à Paris reste et demeure pour beaucoup de jeunes africains au Sud du Sahara un rêve. Dans l'imaginaire du Noir en général et de ces jeunes en particulier, la France (métropolitaine) représente le symbole de la fortune sans coup férir. Autour de la France et de Paris gravite le mythe d'une vie de rêve. Cet état de fait explique ces propos de D. Thomas (2013, p. 181): « La France, et plus particulièrement Paris, continue à disposer du statut mythique dont elle était investie quand elle se trouvait au point centrifuge de l'empire colonial français ». Dans la plupart des pays de l'Afrique noire francophone, la France est un passage obligé, une sorte de pèlerinage à la Mecque, la consécration pour toute personne qui se dit « évoluée », « civilisée », « moderne ». Pour beaucoup, comme dirait le héros de Mabanckou dans Verre Cassé (2005, p. 64), « la France [y est] l'unité de mesure, le sommet de la reconnaissance, y mettre les pieds [c'est] s'élever au rang de ceux [qui sont sortis des cavernes]. L'idée est encore malheureusement entretenue, entre autres, par les débarqués de Paris, à savoir ces Noirs qui vivent dans la métropole française ou toute autre ville occidentale et qui arrivent en Afrique soit pour les vacances soit pour une autre raison. Ces Africains venus de la capitale française ou de toute ville européenne en général aiment à s'exhiber avec ostentation en prenant des aires de personnes fortunées. Le regard de l'écrivain A. Mabanckou (2012, p. 81-82) permet de mieux appréhender le phénomène: Le chemin d'Europe donne l'impression au jeune Africain que, par l'aventure, il débouchera dans une clairière où sa misère prendra fin comme par un coup de baguette Le style de vie des Occidentaux, leur culture, leur modèle de société n'ont de cesse, depuis la colonisation, d'être reproduit en Afrique. Les Africains voient en l'Européen un homme au mode d'existence exemplaire. Aussi ne se gênent-ils à adopter des attitudes et des comportements inspirés de la société occidentale. L'ampleur du phénomène est telle qu'il n'y a pas seulement les théoriciens du postcolonialisme qui s'y intéressent, même les écrivains en ont fait la matière de leur texte. Les débarqués de Paris ont inspiré à l'auteur de L'Impasse des personnages altérés, c'est-à-dire des Africains complexés, qui ont adopté les us et coutumes de l'Europe. Le roman s'ouvre à l'aéroport de Roissy Charles de Gaulle. D'après le narrateur, il y a un nombre considérable de vacanciers, un concentré d'Africains parés [de] costumes de toute sorte, plus clinquants les uns que les autres. Cravates en soie. Robes de satin. Gangs blancs. Chaussures vernies ou cirées à souhait. Parfois manteau en laine, de cuir ou fourrure sur le bras. Tout ça se croise sans Tout ce monde est vêtu de manière ostensible. Leurs vêtements sont voyants. Comme ils partent pour l'Afrique, ils se doivent de se faire remarquer dès leur magique. Year 2019 discontinuer (I, 13) 5 .Pour atteindre cet objectif, l'ouvrage de Fanon est structuré de six chapitres. Les trois premiers sont consacrés au « nègre moderne » (p. 34), au « Noir actuel » (34) dont l'auteur tente « de déterminer ses attitudes dans le monde blanc » (p. 34). Et les deux derniers chapitres « sont consacrés à une tentative d'explication psychopathologique et philosophique de l'exister du nègre » (p. 34). Étant Antillais d'origine, l'analyse de Fanon se voulait uniquement valable pour les Antilles. L'auteur envisageait une étude destinée à l'explication des divergences qui existeraient entre Antillais et Africains. Mais craignait au même moment que cela s'avère inutile. Une crainte pour le moins justifiée aujourd'hui car, les observations et les conclusions fanoniennes semblent s'appliquer à tous les Noirs quelles que soient les origines. Les grands esprits se rencontrent, nous dit le proverbe. À l'observation de L'Impasse (1996), roman du Congolais D. Biyaoula, tout concorde avec le diagnostic de Fanon. Autrement dit, sans prétendre avec certitude -ce qui serait, du reste, une vue de l'esprit -à l'influence du psychiatre martiniquais sur le romancier africain, les deux auteurs convergent vers la même observation : un processus psycho-historique aliénant du Noir. Le constat de Franz Fanon date de 1952. Le roman de Biyaoula paraît en 1996, c'est-à-dire à l'aube du 21 e siècle. Entre ces deux dates, il y a 44 ans d'écart, presqu'un demi-siècle. Mais « le problème du Noir » demeure et se pose toujours avec acuité dans un monde où, nonobstant les appels d'Edouard Glissant à la poétique du tout-monde, au vivre ensemble, à une politique interculturelle ou à l'en-commun au sens philosophique du terme, des volontés de repli identitaire se déclarent, s'affermissent à l'instar du débat sur l'identité nationale en France, les politiques anti-migratoires comme celle de Donald Trump aux USA ou de Marine Le Pen en France. Dans un tel contexte mondial, les démons des xénophobies diabolisantes se réveillent, réinstaurent le mythe de race supérieure et l'étranger, la différence se voit accusé de tous les maux au détriment de la synesthésie du divers au sens de Victor Segalen. Au regard de cette dérive ethno-racialisante, on donne raison à Albert Einstein quisociales », une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi. Une collection développée en collaboration avec la bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi. Site Web : http ://bibliotheque.uqac.ca/ transcendance valeurs noires.Year 201930Volume XIX Issue XII Version I( A )Global Journal of Human Social Science - Dans ce travail, nous nous servons de la version numérique produite par Émilie Tremblay dans le cadre de : « Les classiques des sciences SAPE : Société des ambianceurs et des personnes élégantes. Lancé par les Congolais de Brazzaville, ce mouvement qui considère l'habit comme une « religion » a été popularisé par les musiciens du Congo démocratique (Papa Wemba, Emeneya Kester, Koffi Olomidé, entre autres). Lire : L'Impasse, page 13. Les passages illustratifs du corpus seront ainsi référencés. © 2019 Global Journals colonialisme a réussi à bâtir, dans la psyché de l'homme noir, un édifice complexuel qui fait que ce dernier s'évertue à devenir blanc pour sortir de la malédiction à laquelle le colon l'a confiné. Le Congolais Daniel Biyaoula reprend les mêmes attitudes dans son roman. Elles y sont abordées sous forme de thèmes permettant à la narration de se faire. L'auteur met en scène des Africains qui se comportent tel que Fanon l'a diagnostiqué dans son ouvrage. Si le héros est un idéologue fumeux, un croyant invétéré du mythe de l'âme noire sous fond de louanges à la négritude, les autres protagonistes sont de parfaits imitateurs superficiels de l'homme blanc, des parisianistes crâneurs, des fidèles de la dépigmentation. L'une et l'autre attitude, fétichisme des origines ou imitation du Blanc, conduisent inévitablement à une impasse sur laquelle Fanon et Biyaoula s'accordent. Car aucune de ses voies n'est favorable à l'afropolitanisme, c'est-à-dire « La conscience de l'imbrication de l'ici et de l'ailleurs, la présence de l'ailleurs dans l'ici et vice versa » (A. Mbembe, 2013, p. 229). ## Bibliographie * Nathalie;Aubert Absurde Paul Aron, Denis Saint-Jacques & Alain Viala (s/d 2002 Paris, Presses Universitaires de France Le Dictionnaire du littéraire * « La sape des milikistes: théâtre de l'artifice et représentation onirique », Cahiers d'études africaines Dongola Didier 1999 153 * Afrique des migrations: les échappées de la jeunesse de Douala », Études. Revue de culture contemporaine 2002 3965 ROSNY Éric (de mai * Une théorie postcoloniale KBhabha 2007 Paris, Payot Les lieux de la culture * Vincent La poétique du roman Paris, SEDES 1997 * FranzFanon Peau noire, masques blancs Paris, Seuil 1952 * Poétique de la relation Glissant Édouard 1990 Paris, Gallimard * Le monde est mon langage Le FayardParis Bleu Blanc Rouge 2012. 2016. 1998. Présence Africaine. 2005. 2009 MABANCKOU Alain ; Black Bazar Verre cassé * La Noire de? Sembene Ousmane 1962 Voltaïque Paris, Présence Africaine * TumbaPar Tutu-De-Mukose mise en ligne le 30 octobre 2015, consultée le 04/04/17 à 5h37 * ;Biyaoula Daniel ParisL'impasse PrésenceAfricaine 1996 * Essai sur l'imaginaire politique dans l Mbembe Achille Afrique contemporaine 2000 De la postcolonie * Sortir de la grande nuit. Essai sur l'Afrique décolonisée Mbembe Achille 2010] 2013 Paris, La Découverte * DominicThomas 2013 Noirs d'encre * Colonialisme Paris, La Découverte immigration et identité au coeur de la littérature afro-française